LA REINE DES PRIX DE PRÉSENCE
La reine des prix de présence
par Virginie Deschênes
Le soleil brillait de mille feux. Le vent balayait notre royaume et soulevait le gravier de sous nos pieds. Nous jouions dans la poussière comme de valeureux gladiateurs rassemblés dans l’arène, tant et si bien que nos espadrilles à velcro pouvaient à peine suivre l’allure effrénée de cette course. Autour de nous, la cour s’étendait à perte de vue, mais avec le regard effronté, nous n’avions qu’un but en tête : gagner. Et de ça, rien ni personne ne pouvait nous détourner, pas même cette immensité. Du haut de son trône céleste, Hélios se rit de ma faiblesse mortelle. Il m’aveugla et je perdis presque pied. Puis, dans l’empressement, je m’élançai et saisis au rebond cette chance miraculeuse, mais pas moins méritée; moi qu’un rien suffisait d’ordinaire à distraire, je n’avais jamais été aussi déterminée. Il n’y avait ni royaume glorieux entouré de sa muraille de broche ni soleil éblouissant, non. Il n’y avait que moi et mon triomphe, maintenant à portée de main. Mon corps juvénile se sentit investi du pouvoir des cieux et je sus immédiatement que je ne pouvais plus l’arrêter. Je jouais le tout pour le tout ! Le coup partit tout seul et le ballon de soccer, dans toute sa splendeur, entra en contact avec le nez du gardien au bout d’une trajectoire parfaitement arquée. Défait, mon adversaire se rendit, genou en terre et en sang, et enfin, le vent se remit à souffler comme pour répandre l’écho de ma victoire. Je m’attendais à ce qu’on me couvre de lauriers, mais à mon grand déplaisir, je revins rapidement à la réalité. Les deux équipes s’étaient rassemblées autour du gardien et la chance divine qui m’avait souri la seconde d’avant s’éclipsa comme la dernière neige d’avril. Je serrai les poings dans l’idée de me rendre à mi-chemin présenter une trêve à mon ennemi vaincu, mais ses pleurs alertèrent la seule autorité que ce monde connaissait : l’arbitre absent de ce jeu, la surveillante. La paix n’était plus une option, alors mon esprit se mit à tourner pour trouver les plus vicieux stratagèmes pour m’en sortir. Il y avait trop de témoins, rejeter la faute sur quelqu’un d’autre serait comme me tirer dans le pied, mais je ne pouvais pas avouer mon tort non plus. J’acceptais de tomber de haut, mais pas d’abandonner ma gloire ! Il me restait les typiques excuses : « je ne l’avais pas vu », « je ne visais pas sa face » et autres bêtises qui ne marcheraient pas à coup sûr.
La surveillante se tourna vers moi : elle était Goliath et j’étais une version plus maigrichonne de David. Sa démarche ne me disait rien qui vaille, je savais que j’étais prise au piège et que toute négociation était inutile. C’était la fin de ma carrière, je pouvais dire adieu au public en liesse et au podium doré que je croyais mien. Adieu ma gloire… Adieu !
Si je ferme les yeux un instant,
je me revois, visage d’enfant, assise à même l’asphalte sous le soleil ardent.
Cordée le long de la clôture avec une meute de garnements
renfrognés et boudeurs, dont je faisais si bien partie.
J’ai beau garder les bras croisés,
cachant ma petite mine basse et mes larmes furieusement refoulées,
de la part des surveillants et des profs, je n’aurai pas une once de pitié.
Ils me connaissaient tous trop bien, j’étais une mauvaise perdante.
Je sais aujourd’hui
que cette fillette n’avait pas entièrement tort d’être si mortellement aigrie.
C’est ce feu, la flamme insatiable de la compétition qui
un jour d’automne, lui donnerait la gloire qu’elle avait toujours méritée.
Le coup de sifflet avait été donné plus d’une heure et quart auparavant et le temps n’aurait pu être plus abstrait et immatériel qu’à cet instant précis. Chaque minute semblait doubler et tripler sa durée normale en secondes, comme si les forces de la nature s’étaient concertées en ce matin radieux pour gâcher la journée afin que cette épreuve s’éternise. Le panorama était pourtant enchanteur, les arbres de la campagne avaient revêtu leurs plus beaux atours et arboraient les chatoyantes teintes de rouge, d’orangé et de jaune de la mi-octobre. Cet apparat automnal créait par sa myriade de nuances chaudes, une véritable mosaïque forestière digne des tableaux rustiques des grands maîtres paysagistes. Or, je me fichais éperdument du décor de rêve qui m’entourait, car la scène, aussi sublime fût-elle, n’en était pas moins terrible. Cette course, qui n’avait de marathon que le nom, inspirait à mon cœur des airs de tambours de guerre tout comme si j’étais sur l’un des sanglants champs de bataille de nos livres d’histoire. Une heure à peine s’était écoulée et déjà mes jambes étaient prêtes à lever le drapeau blanc, sans la moindre crainte d’être faites prisonnières, tant que cesse cette torture ! De mes mollets à mes chevilles, mes muscles raidis par le stress de la performance et par l’envie d’abandonner me faisaient souffrir le martyre. Et le reste n’était guère mieux : j’avais l’impression que le vent lacérait ma peau et qu’après chaque crampe, mes côtes étaient sur le point de se creuser une nouvelle tranchée dans ma poitrine. Si l’on ne m’y avait pas formellement obligée, jamais au grand jamais je n’aurais participé à cette maudite course ! Je regrettais amèrement de ne pas avoir fait semblant d’être malade pour y échapper, mais c’était trop tard pour tout ça…
Alors que ma dernière once de motivation s’apprêtait à quitter mon être pour rejoindre les mythiques constellations dont j’appréciais mille fois plus la compagnie, une ombre passa de mon côté droit. La plupart des participants m’avaient déjà rattrapée depuis des lunes, mais maintenant, on ralentissait pour atteindre ma pitoyable vitesse de croisière, à peine qualifiable de jogging. Cette ombre était celle de l’arbitre d’autrefois, celle qui m’avait mise en rang, mise au pas. Son sourire était radieux comme un matin de mai et je voyais la lumière au bout du tunnel dans ses yeux. Elle m’encourageait avec des mots que je n’entendais pas, mon ouïe m’ayant abandonnée comme la majorité des fonctions normales de mon corps. Même sans arriver à atteindre mes oreilles, ses paroles étaient portées par sa voix de prof d’éducation physique, un chant d’espoir avec une sincérité à en faire redoubler d’ardeur tous les décrocheurs de cette génération. Et juste comme ça, absorbée par cet encouragement assourdi, je courus. Je courus à en perdre ce qu’il me restait d’oxygène dans le sang, jusqu’à ce que ma vision se couvre de petites taches noires et que je sois incapable de dire le moindre mot en voyant le fil d’arrivée. J’étais peut-être bonne dernière, bien que je ne fût pas tout à fait à la queue du peloton, mais j’en étais venue à bout. Tel un ange, mon arbitre me dépassa avant que je sois de l’autre côté de la ligne. Elle portait un chandail d’uniforme sportif, un jersey qu’on avait orné de son nom et de son numéro dans l’équipe : le 3. C’était son étendard et elle arborait fièrement ses couleurs et son emblème, j’en étais presque jalouse, bien que je ne méritais absolument pas ce genre d’honneurs. Je m’assis dès qu’on m’en donna l’occasion et finis couchée, le dos sur l’asphalte glacé contre mon corps brûlant. Je n’avais qu’une envie : retourner en classe et apprendre, question de rattraper le temps perdu à faire ce mini-marathon.
La cérémonie de remise de prix avait commencé durant mon repos et je ne l’écoutais qu’à demi puisque j’avais amplement rempli mon quota annuel de motivation pour l’instant. Sans que je sache pourquoi et comment, je fus appelée à l’avant, alors que les gagnants quittaient tranquillement le podium improvisé avec des caisses de lait. Ma prof se tenait là, tout sourire comme durant la course, mais cette fois, elle avait un certificat et une médaille en main. Je demeurai figée un moment, changée en statue de marbre par la confusion ambiante ainsi que l’épuisement flagrant de mon organisme. Une petite bande de déserteurs sportifs étaient en train de se réunir à l’avant, mais mon cerveau ralenti n’avait plus les capacités pour comprendre. On nous prit tous en photo comme ça. Moi avec ma médaille bon marché, le sourire confus, et ma prof d’éducation physique de 5e année, fière que je sois debout sur ma petite marche de podium après une performance ma foi discutable…
Je sais aujourd’hui
que cette fillette n’avait pas entièrement tort d’être si mortellement aigrie,
Car les années en passant m’ont appris
qu’il y a mille façons de sentir accompli.
Je sais aujourd’hui
que je peux rester fière d’être devenue ce jour-là la reine des prix
de présence.