Butch Bouchard © 2024



La petite vie d’un grand bonhomme

par Amaëlle Faultz

Un père, ça devient ivre et fou, précisément sur un tabouret de bois qui pleure sous l’empreinte grossière de son derrière désabusé. Son petit, lui, s’époumone à lui réciter ses exploits sportifs, puis il repart, après avoir échappé du thé sur le plancher, en direction de la patinoire où il tordra son corps sur les glaces du quartier. Car la tradition va comme cela, que voulez-vous, les petits ont des claques de ballon sur les joues et des bols fumants de victoire à boire, et bien vite ils se noient dans leur conscience qui nie le rêve du hockey et qui les installe sur le tabouret de leur père pour ruminer à leur tour. 

C’est ben bon qu’ils ne soient pas des coupes fragiles à conserver dans le cellier, qu’ils soient plus robustes que leurs pères qui ont abandonné, car c’est ce qui forme le caractère extraordinaire de ces petits bonhommes de dix années, extravagants comme des étoiles rurales. Leur bas de laine duquel pend un sourire invincible est honorable et c’est avec cet équipement que les tannants griffent le vent. C’est beau comme des coeurs à voir grincer sur la glace, ils ressemblent à des pommes qui s’enfargent par bonds. L’hiver s’est revêtu d’une morve qui fond dans les boucles de la grisaille, l’hiver a sonné ses cloches et comme de bons petits paroissiens, les enfants se sont mis à débouler leurs escaliers et à rouler sur l’adrénaline du hockey. 

Il y a Bouchard, un parmi tant d’autres moutons splendides, mais le p’tit vlimeux Bouchard saute sur sa piste de danse glacée et ses ballerines dodues le suivent comme des camarades qui aiment valser le temps d’une game serrée. Bouchard se démène comme le messie d’un Québec sportif. Ça date du temps des vieux chênes et des mammouths industrialisés le rêve de vivre du hockey. Ce rêve est chéri comme un citron plein d’espoir, il est précieux comme une cabosse, c’est notre jus fruité qui flow dans les p’tits gars québécois. Du haut de leurs crânes carrés et enneigés, les édifices de Montréal pensaient bien que Bouchard ne serait qu’un oublié à le voir compter quelques buts dans des filets troués, mais Bouchard allait goûter au bon jus du prunier. Bouchard, c’est les pères qui ont rêvé en cachette, Bouchard, c’est le tout et son fragment, Bouchard fissure l’inatteignable, Bouchard, c’est un flambeau qui tousse dans l’hiver. 

Bouchard était pas ben bon à l’école et je le comprends, j’ai toujours voulu envoyer promener mon école en béton. Au Québec, on se dit si choyés de pouvoir aller à l’école et c’est bien vrai mais c’est dans notre havre de paix théorique qu’on développe des troubles, et on reste prisonniers ben longtemps dans notre champ de liberté. On a tous rêvé de piler sur notre système démodé parce qu’il a la prétention de nous chérir alors qu’il s’avère restrictif. Il nous garde assis, obéissants, il nous éveille puis nous brusque, il nous ouvre des portes mais on a l’goût de se pitcher par une fenêtre rendus là, d’apprendre sans notes et de devenir sages sans chiffres. On a l’goût d’aller embrasser la glace dehors comme Bouchard. Demandez-moi pas pourquoi Bouchard a saisi l’opportunité de jouer au hockey, les jeunes apprennent à l’école secondaire qu’il faut se démerder et en sortir. 

Que faire avec un enfant battu, avec un homme dont l’enfance a été incendiée, que faire d’autre que de souligner son effort acharné et sa beauté enfarinée? L’histoire de Bouchard est pleine d’étoiles, mais elle nous touche particulièrement parce qu’elle met en scène un bonhomme qui a trébuché une couple de fois. La vie lance des roches, que voulez-vous, et elle en a lancé des pas pires à Bouchard. Même s’il brille et il chante, allez pas croire qu’il pleure pas en petite boule dans son lit une fois de temps en temps, que son âme shake pas comme une flamme vacillante sous ses mille et une couches de chair. Laissez-moi vous dire que le drame familial et la tragédie de perdre son ange gardien, ça se digère pas comme un biscuit à la mélasse, ça prend du temps et des soupes chaudes et des gens qui nous disent qu’on est beau malgré tout, qui nous encouragent sur les estrades alors qu’on se bat pour mettre main sur une pépite de sanité.  Je regarde l’homme que Bouchard était et le chemin qu’il a parcouru pour s’y rendre et je me dis que c’était un grand voyageur.

Bouchard est ordinaire mais Bouchard est tombé dans le panier le plus joliment tressé, Bouchard porte des tricots de famille mais il a sur le dos cette étampe d’un rouge vainqueur qui éclabousse, j’aime Bouchard même si je n’ai jamais connu son bâton ou le rythme de sa course, je l’aime parce qu’il est marié au tout mais qu’il se distingue le temps d’une pirouette, je l’aime parce qu’il me rappelle ma grand-mère Diane et tout mon peuple qui s’élance vers le rêve, vers la récompense après le labeur, vers de bonnes vieilles patates qui seront toujours aussi ordinairement bonnes et vieilles mais qui chuchotent des berceuses au fil des générations. Bouchard ressemble à cette patate qui est à la fois ordinaire, à la fois joyau. 

J’adore ce bonhomme québécois. Je ne conterai jamais assez bien sa vie, ses exploits, ses cicatrices enfouies, ses projets de miel et de restauration qui m’ont surpris. Et malgré sa grande popularité et ses prouesses sportives, j’imagine Bouchard vivre les moments simples de la petite vie qui coule tout bonnement: j’imagine Bouchard qui insiste auprès de son ami pour payer l’addition au resto parce que franchement, il veut payer une bonne bière et une piz à son grand chum!, je l’imagine se préparer un oeuf et une toast un matin triste de novembre, je l’imagine ruminer après avoir manqué son autobus qui passe à la va-vite sur le grand boulevard, je l’imagine rire dans un souper de famille, taquiner sa voisine ou se chicaner avec son cousin, il y a toutes ces scènes de la vie de Bouchard qui demeurent méconnues mais qui ont été vécues tout simplement, tout bonnement.